AARON
CARR
LE-TUEUR-D'ENNEMIS
Eye
Killers
Traduit
de l'anglais (Etats-Unis) par Karin BODSON
Lorsque Naayéé Neizghani, Le Tueur de Monstres outrepasse sa mission, dans la mythologie de la Création du Monde selon le Diné - c'est-à-dire les Navajos - les désordres peuvent intervenir. Lorsque se déchaînent l'adultère et l'inceste, que les enseignements de Asdzza nadleehé, Femme-Changeante et de sa soeur Yoolgai asdzaa, Femme-Coquillage-Blanc, ne sont pas suivis, la misère et la mort sont introduits dans le monde ; le monde du Diné, celui qui est entouré de ses Quatre Montagnes sacrées, celui hors duquel, de toute façon, ainsi qu'il est dit dans le Diné-Bahané, Le Livre des Indiens Navajos, Diné-Bahané 1 , il n'existe que le chaos, le néant.
Mais lorsque Monstre-qui-tue-avec-ses-yeux émerge, en 1994, des ténèbres, à la surface de la terre, - comme dans des temps très lointains, le Peuple émergea au Cinquième Monde, celui de la surface, ainsi qu'il est dit dans le Diné-Bahané - au Nouveau-Mexique, au pays du Diné, Aaron Carr nous signifie ici, dans cet incroyable roman inventif mais terrible, inquiétant et visionnaire, que malgré le temps, les milliers d'années, la puissance des mythes, la matrice qui les a fait naître, n'ont pas disparu et que toujours tout recommence tel le grand cycle, la Grande Roue de la vie. Cela donne un récit où se rencontrent les données de la mythologie et le monde moderne amérindien que l'on croit trop - à tort - définitivement occidentalisé, désindianisé. Le livre rappelle tant le Diné-Bahané et ses soubassements qu'il devient roman initiatique, une forme sémantique et syntaxique romanesque des mythes de la Création et de ses conséquences. A tel point qu'il n'est pas inutile dans ce contexte, d'accompagner, éventuellement, la lecture de ce roman, par celle des grands livres de Création du Monde, correspondant à l'aire géographique et culturelle du roman, comme celui nommé plus haut, puis, Le Livre du Hopi2 , pour les parties du texte concernant les traditions pueblo keresan et pour similitudes frappantes avec le Diné-Bahané, Mythes et contes des Apaches chiricahuas 3 .
Ainsi qu'il est donc dit, dans le mythe de la Création du Diné, le Tueur-d'Ennemis, Naayéé Neizghani, neutralise les monstres afin de préparer un monde vivable pour les humains, pour le Peuple.
En 1994, Falke, un vampire « âgé » de mille ans, erre dans les grottes du Nouveau-Mexique. Mais pas n'importe où, en dessous d'un pueblo, un vieux village indien keresan. Là où vit la belle-famille de Michael Roanhorse, berger et vieil homme-médecine navajo, « héros du livre » et héros mythologique réincarné comme Le-Tueur-d'Ennemis. Là où vivaient des Indiens qui n'ont rien à voir avec les Navajos (Diné), des sédentaires agriculteurs, au panthéon cosmologique complexe, qui accueillirent d'un mauvais oeil, aux alentours du XIIème siècle, les envahisseurs qui venaient de la côte Nord-Ouest et du Canada : des Indiens du groupe linguistique athapascan, les futurs Navajos et Apaches. Ils arrivèrent en bandes de pillards nomades et depuis, entre les deux groupes (Hopis et Navajos) ça n'a jamais été la grande harmonie.
Peut-être faut-il chercher par là, la volonté de l'auteur, lui-même Navajo et Pueblo laguna, de réunir dans cette histoire ce qu'il y a de meilleur dans les deux cultures antagonistes, afin de mieux lutter contre Falke, d'aller chercher secours chez des Keresan. C'est aussi le symbole, qui reste une utopie, d'un front commun indien. tout début du livre, Falke est à la recherche d'une nouvelle victime. Il la trouve en la personne d'une adolescente navajo, Melissa Roanhorse. Or, le grand-père de Melissa, n'est autre que Michael, l'homme-médecine.
Pour sauver la vie de sa petite-fille, rivaliser avec Falke et sa bande de sorcières, des anciennes victimes du Monstre, des prostituées « conquises » dans les endroits sordides d'Albuquerque, Michael devra faire appel à sa connaissance du pouvoir des mythes, réapprendre les chants anciens, et les rituels de guérison.
Si les Etres Divins de la mythologie n'interviennent pas expressément dans le roman, c'est que Carr n'a pas voulu les impliquer de telle sorte que de telles entités spirituelles ne soient pas engagées dans une lutte qui ne les dépasse pas. C'est à l'homme-médecine de se battre pour sauver sa descendance, puis en fait, le Diné, comme une épreuve qui lui est envoyée. Et, pour l'auteur, comme il faut réconcilier le tout, les Pueblos. Ca n'est pas un hasard si la belle famille de Michael est pueblo, et vit dans un village Keresan. Carr réunira alors les deux cultures par leur seul point commun apparent : les bâtons de prière (Paho) dont un des personnage se servira à un moment donné dans un ensemble rituel, pour anéantir le Mal.
Même dans les pire moments, Michael ne craindra rien. On croit parfois que le doute l'envahit, qu'il va renoncer mais il résiste en dépit de situations épouvantables, quasiment désespérées. Il se trouve que le vieil homme réagit un peu comme dans le Diné-Bahané quand Altsé Hastiin, le Premier Homme veut aller se rendre compte par lui-même pourquoi, alors que Altsé asdzza la Première Femme est pleine d'appréhension, Ch'ool'i'i, la Montagne de l'Epicéa Géant est enveloppée dans un nuage sombre : il chante comme Premier Homme dans le Diné-Bahané qui répond à Première Femme : Il ne m'arrivera aucun mal. Car je m'entourerai de chants. Et Michael, mortifié, perclus de rhumatismes insupportables, résiste et s'entoure de chants.
Mais c'est aussi compter sans Diana Logan, la maîtresse d'école de Melissa qui, inquiète de la disparition soudaine de son élève, aidera jusqu'au bout Michael non sans avoir failli perdre la vie.
Pourtant, l'ennemi est terrible. Falke tient à ses victimes et son alliée, Hanna sorcière malfaisante et cruelle le dépasserait presque dans ses noirs desseins. Il n'y a qu'à lire ce passage du roman pour avoir une toute petite idée de la violence de Hanna : Hanna sourit, découvrant ses canines blanches et luisantes… …Le blond n'était pas loin, caché quelque part. Elle entendait le frottement de ses bottes, son souffle irrégulier, son coeur qui lui battait dans la gorge, les veines gonflées par l'afflux du sang. Après s'être calmée, Hanna canalisa une énergie venimeuse vers son esprit. Elle avança et découvrit la cachette du garçon sous une voiture qui ressemblait à un bateau. Elle s'approcha de lui, sans hâte, fascinée par la respiration gémissante de sa victime. Une vague de force se propulsa jusqu'à ses doigts. Lorsqu'elle agrippa le pare-chocs lisse de la voiture, le métal glacé se froissa dans sa main. Un hurlement s'éleva près de ses pieds nus. Le poids de la voiture était devenu celui d'un tissu de soie. Les soudures craquèrent. Hanna souleva le véhicule et le renversa. Le fracas du métal, les vitres éclatées et les étincelles la faisaient rire. Une flamme monta jusqu'au plafond tandis qu'un liquide clair et froid se répandait autour de ses orteils. L'odeur de l'essence passa sur elle comme une brise. Le garçon étendu à ses pieds poussait des cris aigus de femme terrorisée. Hanna lui tomba sur le dos, le retourna en un mouvement et le rejeta sur le sol. Le crâne éclata comme une gourde vide. Elle lui arracha sa veste. Se servant de sa main comme une hache, elle le frappa au thorax, le sang jaillit autour d'elle en une pluie rouge. Hanna ouvrit la bouche, tira la langue pour recueillir les lourdes gouttes qui giclaient par saccades du corps mutilé du garçon.
D'un autre côté, pour Diana Logan qui sera plus que familière avec les parents keresan de Michael, l'auteur nous donne à lire le Pouvoir délivré par le monde indien. Lorsque Diana, au fil des évènements, arrivera au vieux pueblo, elle sera emmenée par le monde non-ordinaire de la mythologie : Au plus profond de la poche de sa veste se trouvait le paquet contenant les bâtons de prière qu'elle tenait serrés contre son estomac… …Diana parvint en haut d'une nouvelle colline. Au loin, sur la gauche, se dressait la face sombre d'un escarpement rocheux de plusieurs dizaines de mètres de haut… …Combien de fois Michael avait-il comtemplé cette vue ?… …Diana observa le fond d'une vallée peu profonde. Les rafales submergeaient de neige ses chaussures de randonnée, petites marées écumeuses et silencieuses la poussant vers une mer infinie…
Puis il lui fallu courir, sur un sol plein de terriers de lapins et de souches cachées. Rien de tel pour se rompre jambes et chevilles : Elle ouvrit la bouche pour y laisser pénétrer le vent. Il s'écoula dans ses poumons et son torse se dilata pour permettre à toute cette quantité d'air d'y tenir. Les muscles de ses jambes étaient agités de petits mouvements convulsifs. L'instant d'après, elle courait. « C'est absurde », lui soufflait son cerveau pour la mettre en garde. Avec les terriers de lapins et les souches cachées tu risques de te briser les jambes. Diana, arrête !
…Diana fixa l'ouest d'où lui était venu le premier cri et aperçut un animal à la queue touffue qui ressemblait à un chien et avançait en sautillant dans la neige…
…Une flambée d'énergie éclata dans son coeur, envahit ses jambes et elle se remit à courir. Les deux bâtons de prière s'entrechoquaient bruyamment sous sa veste. Bientôt les animaux la rattrapèrent et coururent de front avec elle…
…Le vent hurlait à les oreilles que le froid commençait à faire souffrir. Mais si elle les protégeait de ses mains, elle perdrait l'équilibre, tomberait et ne pourrait pas gagner la course. Le terre couverte de neige défilait de plus en plus vite sous ses pieds. La lune désormais découverte scintilla dans ses yeux comme elle sautait du sommet d'une colline à l'autre. Elle savait, bien que ce fut impossible, que ses pieds ne touchaient plus le sol. Le paysage s'aplatit. Les bouquets épars de genévriers devinrent de petits points au-dessous d'elle. L'I-40 lui apparut comme un collier de pierreries jeté sur la neige. Bientôt, il lui fut même possible d'avoir une vue sur l'ensemble du plateau de la Mesa Gigante. Diana garda les yeux fixés sur le paysage qui semblait tomber au-dessous d'elle, ignorant toute douleur, consciente uniquement de la présence des coyotes qui couraient à ses côtés.
Mise en scène, intervention des animaux mythologiques communs à toutes les cultures de l'Ile de la Tortue (Nom donné par les Indiens à l'Amérique du Nord), Carr renforce le roman, l'enracine dans ses traditions et plus tard, Coyote-Michael :
Coyote traversait la région à vive allure. Tel un éclair de feu il se faufilait entre les blocs de pierre, traversait d'un bond les rivières bleues dont le lit était rempli de neige, zigzaguait entre les bosquets de tamaris oranges et faisait éclater les ombres noires...
…Le moment idéal pour une embuscade. Le rocher où vivait Monstre-qui-tue-avec-ses-yeux se dressait dans le ciel du matin et commençait à se teinter de rouge. Durant un bref instant les pattes de Coyote heurtèrent l'asphalte ; des scarabées de métal luisants lancèrent des cris perçants et s'écartèrent sur son passage. Apeurés, les cerfs s'élançaient à l'assaut des collines grises. Et les aigles marquèrent leur approbation en voyant courir Coyote.
De toujours, les Indiens ont perçu l'Est lointain comme « Le Pays Gris », là où est l'inconnu mais aussi le danger. Falke vient de là bas, un Est de l'Europe de l'Est... Et Carr de superposer avec justesse des éléments mythiques de cet Est craint, démoniaque, avec les traditions religieuses des Indiens du Sud-Ouest des Etats-Unis comprenant donc, les mondes navajo (Diné) et pueblo keresan. Incarnation du Mal, de la luxure qui mène au désastre, voracité insatiable, du désir de puissance et de destruction, le vampire venu d'Europe Centrale devient ici la métaphore d'un Occident envahisseur, décadent et maléfique. L'enjeu du duel entre Michael Roanhorse, vieil homme-médecine navajo, incarnant ici le Tueur-d'Ennemis du mythe de la Création et le vampire prend ici tout son sens : il symbolise la survie, aujourd'hui, des valeurs indiennes.
ce roman initiatique et inspiré, Aaron Carr fait une entrée remarquée dans le « monde » des auteurs amérindiens. Edité par les Presses de l'Université de l'Oklahoma sous la direction des éditeurs - mais également écrivains indiens - Louis Owens et Gerald Vizenor, ce texte compte désormais aux côtés des plus grands. Aaron Carr vit à Albuquerque au Nouveau-Mexique. Il est producteur et directeur de Prairie Dog Films qui compte entre autre beaucoup de documentaires. Il signe avec Le-Tueur-d'Ennemis son premier roman.
©
Olivier Delavault - Mars 2000.